08 十一月 2006

Abel Ferrara, Tocqueville et l'individualisme


En 1993, un jeune couple en apparence ordinaire, fait ses achats de noël dans un quartier riche de New York, pour leur petite fille qu'ils aiment tendrement. Jusque-là rien d'anoramal. Leur accent trahit vite leur origine: ils sont dominicains. Une fois la nuit tombée, ils s'empresssent de remplir de petits sachets de drogue à destination des malheureux qui n'ont pas encore leur dose du soir. On peut comparer l'attitude de ces deux personnages tirés du beau film d'Abel Ferrara et celle d'un Eichmann qui en signant des rapports administratifs, envoyait des juifs dans les camps de la mort. Dans la mesure où il ne mettait pas lui-même ces pauvres gens dans les trains, ce fonctionnaire nazi ne se sentait pas coupable du crime dont on l'accusait et niait sa participation à la solution finale. De la même façon puisque les deux héros de "Christmas" ne se chargent pas eux-mêmes de la vente directe dans la rue, ils ne se sentent pas véritablement salis ou souillés par ce commerce. Au reste chacun a sa méthode contre les remords intempestifs: le mari en accomplissant son acte de contrition à l'église, et sa femme en distribuant, avec toute la mansuétude et le dévouement qui sied, son argent à la communauté latinos.
Cette solidarité exclusive, car réservée aux latinos du quartier leur permet de s'affranchir de tout sentiment de culpabilité. Et après tout, dans une société déliquescente où tous les acteurs semblent malhonnête, y compris les représenants de la loi, leur commerce apparaît comme une activité sinon banale du moins vénielle.
En agissant ainsi, ne se souciant que du bonheur de leur couple, de leur famille, de leur communauté, et en niant les atteintes portées à la collectivité, ils forment l'illustration parfaite de ce que Tocqueville appelle l'individualisme dans son grand ouvrage sur la démocratie américaine:
L'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis; de tel sorte que après s'être ainsi crée une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle même.
A mesure qu'on s'exclut du reste de la société, créant chacun son groupe, sa communauté, disparaît la notion de semblable, d'humanité partagée, d'intérêts communs. C'est me semble-t-il le message très pessimiste que délivre ce film. Le racisme en se nourrissant de ce type de comportement, a encore de beaux jours devant lui...